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lundi 27 septembre 2010

Voix (2)

Tatiana de Rosnay

Elle s'appelait Sarah (traduit de l’anglais par Agnès Michaux, 2007)






Autoportrait (9)

« J’avais fait de l’exil une patrie. » Jorge Semprún (1923-) 

« J’étais revenu, j’étais vivant.
Une tristesse pourtant m’étreignait le cœur, un malaise sourd et poignant. Ce n’était pas un sentiment de culpabilité, pas du tout. Je n’ai jamais compris pourquoi il faudrait se sentir coupable d’avoir survécu. D’ailleurs, je n’avais pas vraiment survécu. Je n’étais pas sûr d’être un vrai survivant J’avais traversé la mort, elle avait été une expérience de ma vie. Il y a des langues qui ont un mot pour cette sorte d’expérience. En allemand : on dit Erlebnis. En espagnol : vivencia. Mais il n’y a pas de mot français pour saisir d’un seul trait la vie comme
expérience d’elle-même. Il faut employer des périphrases. Ou alors utiliser le mot 'vécu', qui est approximatif. Et contestable. C’est un mot fade et mou. D’abord et surtout, c’est passif, le vécu. Et puis c’est au passé. Mais l’expérience de la vie, que la vie fait d’elle-même, de soi-même en train de la vivre, c’est actif. Et c’est au présent, forcément. C’est-à-dire qu’elle se nourrit du passé pour se projeter dans l’avenir.
(...) je savais déjà que le jour où le pouvoir d’écrire me serait rendu – où j’ en reprendrais possession – je pourrais choisir ma langue maternelle.
Autant que l’espagnol, en effet, le français était ma langue maternelle. Elle l’était devenue, du moins. Je n’avais pas choisi le lieu de ma naissance, le terreau  matriciel de ma langue originaire. Cette chose – idée, réalité – pour la quelle on s’est tellement battu, pour laquelle tant de sang aura été versé, les origines, est celle qui vous appartient le moins, où la part de vous-même est la plus aléatoire, la plus hasardeuse : la plus bête, aussi. Bête de bêtise et de bestialité. Je n’avais donc pas choisi mes origines, ni ma langue maternelle. Ou plutôt. J’en avais choisi une, le français. 
On me dira que j’y avais été contraint par les circonstances de l’exil, du déracinement. Ce n’est vrai qu’en partie, en toute petite partie. Combien d’Espagnols ont refusé la langue de l’exil ? Ont conservé leur accent, leur étrangeté linguistique, dans l’espoir pathétique, irraisonné, de rester eux-mêmes ? C’est-à-dire autres ? Ont délibérément limité leur usage correct du français à des fins instrumentales ? Pour ma part, j’avais choisi le français, langue de l’exil. comme une autre langue maternelle, originaire. Je m’étais choisi de nouvelles origines. J’avais fait de l’exil une patrie. En somme, je n’avais plus vraiment de langue maternelle.
Ou alors en avais-je deux, ce qui est une situation délicate du point de vue des filiations, on en conviendra. Avoir deux mères, comme avoir deux patries, ça ne simplifie pas vraiment la vie. Mais sans doute n’ai-je pas d’inclination pour les choses trop simples. » (Jorge Semprún, L'écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994)

Écrire en français (7)

« J'ai appris le français tout seul pour pouvoir lire les auteurs qui me fascinaient. Mais, lorsque j'ai dû écrire mes premier textes critiques pour Gallimard, j'ai découvert un sentiment qui ne m'a jamais quitté depuis : la peur. Peur de ne pas maîtriser assez le vocabulaire, la syntaxe, la grammaire. Peur que mes notes de lecture soient mauvaises, que mes articles soient refusés. Elle est devenue plus forte depuis que j'ai été élu à l'Académie française. Faire une faute de syntaxe sous la coupole... un véritable cauchemar ! Mais le français s'est imposé, il m'appelait. C'était le début des années 80, j'étais en train d'écrire en espagnol un recueil de nouvelles : L'amour n'est pas aimé. Et je peinais ... J'ai donc rédigé directement en français. Une amie m'a dit, alors, entre dépit et tristesse : 'En français, ta prose n'a plus d'ombre.' Plus tard, elle est revenue sur ces paroles. En fait, j'étais pour tous un écrivain de langue espagnole qui désertait sa langue.

Il m'est désormais impossible d'écrire autrement qu'en français. Je suis fasciné par cette langue, par cet amour du style, du bien écrire qu'elle recèle. Le français aime les règles. Moi aussi, même si mon imaginaire est très éloigné d'un certain classicisme que je révère. Je suis d'accord avec Cioran, qui disait que, pour lui, roumain, adopter l'écriture française, c'était se passer une camisole de force. Seulement, il y a pour moi dans cette rigueur stylistique quelque chose qui me rassure, tout comme me rassure la belle symétrie d'un paysage. »

(Hector Bianciotti, Télérama, 22 janvier 1997. Source: http://www.limbos.org/traverses/bianciotti2.htm)

À l'orée des citations (6)

« Il y a une expression très jolie en français pour dire qu’on essaie de se rappeler quelque chose.
Fouiller dans les souvenirs ?
Perdu
Se rafraîchir la mémoire ?
Gagné. Dans votre langue, la mémoire est au mieux un objet qu’on manipule avec certaines précautions...
Et au pire ?
Une cave. Une cave glacée où on descend à contre-cœur et qu’on fouille par nécessité, des fois qu’on y retrouverait la chose perdue. En espagnol...
En espagnol 'on fait de la mémoire' ?
Affirmatif. Se hace memoria.
[...]
En Espagne, on n’a pas l’habitude de fouiller dans ses souvenirs, il ne viendrait à l’idée de personne de mettre son passé au frais.
Oh, ça va, il y a des exceptions partout, si on tombe dans les généralités...
Oui, mais en Espagne tout individu est une exception.
Eh, doucement ! C’est tout de même bien un gars de chez nous qui l’a retrouvé, le passé perdu, ce n’est pas un de chez vous ni d’ailleurs, non, mais quoi !
Oui seulement en Espagne le passé ne se retrouve pas. Le passé, la vérité, ça ne se retrouve pas, ça s’invente. On s’en tape ou on ne s’en tape pas. Et si on ne s’en tape pas, on s’amuse avec, on fait œuvre avec.
Si tu n’es pas contente chez nous, t’as qu’à retourner d’où tu viens !
[...]
Chez vous, on dit 'tuer le temps'. Chez nous, on dit 'faire du temps'. Chez vous les temps vides sont les ennemis à abattre, on les transforme en temps morts et la question est réglée. Vous autres Français, vous usez sans compter des auxiliaires indirects. Les Espagnols sont très précautionneux avec les verbes. Quand ils disent 'tenir', 'prendre', 'faire', 'avoir', 'être', ils savent à quoi s’engagent.
Mais retournes-y donc, on ne te retient pas, retournes-y donc aux pays des grands airs, on verra si tu trouveras encore moyen de romances et enjoliver !
En Espagne, comprends-tu, l’ennemi à abattre c’est ce que vous tenez pour réel, ce sont les limites que vous supposez d’avance et que vous voudriez bien imposer au reste du monde... » 
(Adélaïde Blasquez, Le Bel exil, Paris, Grasset et Fasquelle, 1999, p. 317-319)

lundi 6 septembre 2010

Écrire en français (6)

« Quand j'ai commencé à écrire, ça faisait déjà un certain nombre d'années que je vivais en France et donc je pensais déjà en français et j'écrivais déjà en français, bien que j'aie été formée dans ma première langue, avec le vietnamien. Et ça a été assez naturel, parce que ce sont des choses que j'ai portées en moi pendant très longtemps, de façon très présente, et c'est sorti comme on dévide une bobine. C'est comme si vous prenez le premier fil, vous tirez et tout le reste suit. C'est pour ça que le récit est linéaire. Il suit la chronologie. Maintenant, combien de temps cela m'a pris, sept ans.
(...) quand je suis venue en France, je parlais un français qui était le français que j'avais appris dans les livres. En fait, je parlais un français écrit, puisque à la maison on parlait vietnamien. Je continuais en France de parler comme j'écrivais, comme on écrivait dans les livres et je me souviens très bien, mes amis français de la Sorbonne à cette époque disaient : 'Mais tu parles comme un livre.' Et c'est à partir du moment où vous commencez à parler un langage moins châtié avec plus de fautes, que cela prouve que vous êtes intégré. C'est un peu humoristique mais c'est vrai.
(...) Pour moi, c'est-à-dire chez moi, dans ma personnalité, et bien, vous savez, [l'identité vietnamienne] c'est la grande moitié de moi-même. Quand je dis grande, c'est pas dans le temps, parce que j'ai passé plus de temps en France qu'au Viêt-nam, à vrai dire, mais comme les premiers temps de la formation d'un être humain sont capitaux, disons que ce sont les fondations de la personnalité, la partie vietnamienne. Ensuite, au-dessus de cette fondation-là, il s'est construit quelque chose qui est très solide aussi, qui est extrêmement important, c'est la partie française, et dans cette partie française, il y a quelque chose qui est fondamental, c'est la langue. C'est-à-dire qu'aujourd'hui, je sais écrire en vietnamien, mais je ne peux pas écrire de la littérature en vietnamien, alors que j'écris en français quand il s'agit de littérature. Évidemment je sais écrire une lettre en vietnamien, pour l'envoyer à ma famille, mais pour atteindre le niveau littéraire, je ne suis plus capable. Donc aujourd'hui, je n'ai qu'une langue, vraiment, c'est le français. Alors, vous voyez, la fondation de la personnalité est vietnamienne, mais l'outil d'expression c'est le français.
(...) Je n'ai pas besoin que la société vietnamienne me reconnaisse ni que la société française me reconnaisse. Écrire en français, c'est être français. »
(Extraits de l'entretien avec Kim Lefèvre, propos recueillis par Nathalie Nguyen, Intersections: Gender, History and Culture in the Asian Context, no. 5, Mai 2001. Source: http://intersections.anu.edu.au/issue5/nguyen_interview.html)