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vendredi 10 décembre 2010

Lectures plurielles (1)

François CHENG, Le Dialogue, une passion pour la langue française 
(Desclée de Brouwer, 2002)

« Rétrospectivement, aujourd’hui, je puis affirmer que si abandonner sa langue d’origine est toujours un sacrifice, adopter avec passion une autre langue apporte des récompenses. Mainte fois, j’ai éprouvé cette ivresse de re-nommer les choses à neuf, comme au matin du monde.
* * * 
 … ce travail de mémoire, je l’ai effectué en français, qui était devenu ma langue quotidienne et qui ne m’avait jamais fait défaut en mes éveils comme en mes rêves. Cette langue, loin de faire écran, m’a créé les conditions d’une prise globale, d’une distanciation, m’évitant le danger de clichés et de références toutes faites. Cette langue dite d’emprunt m’est devenue en réalité une méta-langue ; elle me procure un regard en quelque sorte "transcendantal", par lequel les souffrances, les absurdités, les drames singuliers ou collectifs tirés de l’abîme sont révélés, éclairés, reliés implicitement à des lois plus générales, et par là prennent sens. 
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En m’invertissant totalement dans le français, je me voyais obligé de m’arracher à ce qui faisait mon passé et d’effectuer le plus grand écart  que constitue le passage  d’une écriture idéographique de type isolant à une écriture phonétique de type réflexif. Cet arrachement et cet écart, ne m’ayant pas fait me perdre en chemin, m’auront permis de me ré-enraciner, non seulement dans ma terre d’accueil, ce qui est déjà beaucoup pour un exilé, mais proprement dans l’être, puisque, par cette nouvelle langue, j’ai accompli l’acte, je le répète, de nommer à neuf les choses, y compris mon propre vécu.
* * *
Habité à présent par l’autre langue, sans que cesse en lui le dialogue interne, l’homme aux eaux souterrainement mêlées vit l’état privilégié d’être constamment soi et autre que soi, ou alors en avant de soi. A la rencontre des choses, il éprouve la sensation de jouir d’une approche "stéréophonique" ou "stéréoscopique"; sa perspective ne saurait être que multidimensionnelle. »
(Lectures proposées par Xiaomin Giafferri)

dimanche 5 décembre 2010

Autoportrait (13)

Vassilis Alexakis (1943-)

« J'ai passé ma vie comme cela, les mots ont toujours été au centre de ma vie sous toutes les formes: des mots étrangers, des mots connus, des mots inventés, des mots détournés.(...)
Oui, déjà des auteurs bilingues, il n'y en a pas beaucoup. Encore moins qui se traduisent eux-mêmes ; le seul qui faisait cela à ma connaissance, c'était Beckett. Il y en a d'autres qui sont passés au français mais qui ont renoncé à leur langue maternelle. Il y a des cas et ce sont les plus fréquents, de gens qui renoncent à leur langue maternelle, pour des raisons politiques, historiques ou autres, pour changer définitivement, comme Nabokov, Conrad. La difficulté, c'est de pouvoir garder les deux langues. Ca, je trouve que c'est une richesse extraordinaire. (...)
Je ne me sens pas comme un émigré, puisque je fais le voyage plusieurs fois par an vers la Grèce. Pendant mes premières années en France, pendant l'époque de la junte militaire en Grèce, oui, j'ai souffert de cet éloignement. Ce sentiment était très fort, ensuite il s'est atténué. Et il a disparu. Je reste grec malgré tout : je n'ai pas la double nationalité: je me sens grec malgré l'absence, plus grec que français. Mais j'ai eu le temps de banaliser un peu la Grèce. C'est à dire de ne pas me faire des illusions, de ne pas avoir justement ce regard d'immigré qui rentre en Grèce. Je connais les problèmes, je les subis comme les autres. C'est un regard plus objectif, donc moins romanesque. C'est vrai aussi que le français a occupé plus de la moitié de ma vie. Il y a des traces innombrables de cette présence, des thèmes qui reviennent ; bref cette langue m'a permis de faire des livres. Mais je me reconnais plus proche de la langue que du pays. La langue m'a permis en quelque sorte, de me réconcilier avec le pays. » 
(Extraits de l'entretien avec Vassilis Alexakis, "Des mots, pour héros", propos recueillis par Nathalie Marchand, Paris, © iNFO-GRECE, novembre 2002, disponible à l'adresse: http://www.info-grece.com/magazine/arts-et-lettres/vassilis-alexakis-des-mots-pour-heros,88O21.html)