« Être bilingue, ou tendre vers cet état hybride que j’estime intenable, c’est confronter en soi deux horizons, traverser deux espaces mentaux qui ne se confondent que par l’adéquation illusoire des concepts – cette chimère, tenace en nous, d’une grammaire universelle. » - Claude Esteban (2004)
« Il me faut, dès l’abord, lever une équivoque. Le partage entre deux langues, le passage continuel de l’une à l’autre, si difficilement vécu par l’enfant que j’étais, n’ont, me semble-t-il, guère favorisé en moi une aptitude à la traduction de poésie, telle que je l’ai menée par la suite. Pour paradoxale que cette remarque puisse paraître, une pareille dualité dans l’approche et l’appréhension du monde, sans relâche ressentie comme irréparable, m’aurait plutôt persuadé que les idiomes, véhiculant chacun une vision et une version du sensible, distinctes et parfois même opposées, ne m’autorisaient qu’à des translations hasardeuses, dictées par la seule urgence de me faire entendre, et vouées à l’erreur. Que les mots dont je disposais, que le langage dont je faisais commerce, s’éloignent indéfiniment des choses, c’était déjà, pour le disciple ingénu de Cratyle que je devenais sans le savoir, une sorte de scandale, et davantage encore, une souffrance du cœur et de l’esprit. Mais s’ajoutait à cela, par une conjuration maligne, le fait que l’espagnol et le français, à travers leur lexique, leur syntaxe, le tissu verbal qu’ils tramaient, accusaient plus cruellement cette distance, privilégiant ici, négligeant là-bas certains registres du réel – couleurs, sonorités, saveurs – pour ne retenir que ce qui confortait leur idiosyncrasie ombrageuse à laquelle il ne m’appartenait pas de me dérober. Non, je n’étais pas le même, dès lors que je m’exprimais en français et en espagnol, et il me fallait vivre avec ce dédoublement de la conscience, des mots, des gestes de chaque jour, sans parvenir jamais à les réduire. Face à la présence irréfutable, magnifique, d’un arbre, d’un peu de ciel, ou simplement d’un bol de porcelaine blanche, je ne trouve, aussi loin que je remonte dans ma mémoire, qu’une immense lassitude à rassembler des signes, choisis en toute hâte, et qui se combattaient. J’étais sur mes gardes, je redoutais à chaque instant que le langage, ainsi divisé, ne me trahisse, qu’il n’offusque plus que tout l’épiphanie permanente du monde qu’il avait pour mission de dire dans son mouvoir et dans sa vérité. Je n’ai pas connu cette "hospitalité langagière" que Paul Ricoeur évoque avec émotion à propos du traducteur idéal, "où le plaisir d’habiter la langue de l’autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole de l’étranger". Pour ma part, où que je fusse parvenu à me situer, au cœur de la langue proprement maternelle ou de celle que je devais à mon père, je demeurais à mes yeux, comme fatalement, l’intrus, le visiteur importun, l’apatride. Être bilingue, ou tendre vers cet état hybride que j’estime intenable, c’est confronter en soi deux horizons, traverser deux espaces mentaux qui ne se confondent que par l’adéquation illusoire des concepts – cette chimère, tenace en nous, d’une grammaire universelle. »
(Extrait de l'Entretien avec Claude Esteban, par Laure Helms et Benoît Conort, paru dans le numéro 71 de la revue Le Nouveau recueil, en juin 2004, aux éditions Champ vallon. Source: http://www.maulpoix.net/esteban.html)
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