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mercredi 25 août 2010

Autoportrait (8)

« Je suis pour l’explosion des langues.» - Kossi Efoui (2010)

« Ma langue maternelle, c’est l’éwé. Et puis je parle l’anglais de voyage comme tout le monde. Pour moi, le français est la langue du livre. Remarquez, l’éwé l’a aussi été, parce que la Bible a été traduite en éwé, et nous avions la Bible à la maison. J’ai donc aussi été très vite placé dans un rapport de traduction: cela m’intriguait de voir si la Bible en français et la Bible en éwé correspondaient! A ce propos, quand je rentrais de l’école et que, comme toutes les mères du monde, la mienne me demandait ce que j’avais appris, j’étais aussi en situation de traduction, puisque ma mère ne parlait pas français.(...)

La 'patrie', cela me semble un peu rêche. Cioran aurait cent ans aujourd’hui: la 'langue comme patrie', cela véhicule quelque chose du romantisme du 19ème siècle, une sorte d’adoration, comme en Allemagne, ou comme Senghor, le 'français langue de l’humanisme'…
Je pense qu’on sort un peu de ça. Qu’il faut plutôt s’attacher à ce geste d’amoureux, celui de l’appropriation de la langue. D’ailleurs on ne complimente jamais quelqu’un qui maîtrise la langue de sa mère, mais toujours un étranger. C’est à lui qu’on dira 'bravo, qu’est-ce que vous maîtrisez la langue de ma mère!'. Il y a là comme un interdit d’inceste! (Rires) Bref… Il s’agit d’habiter des univers plutôt que la patrie! (...)

Il y a un appauvrissement du langage que je ne relie pas au métissage. Je suis pour l’explosion des langues. Quand je parlais d’univers multiples, c’est à l’intérieur même d’une langue, aussi. C’est d’ailleurs ce qui permet de critiquer l’idée que le français est la langue de la colonisation, par exemple: aucune langue n’est dépositaire de la violence.
L’appauvrissement est plutôt dû à l’action de médias de masse comme la télévision. A la télévision, il n’y a pas de désir d’élargir le champ lexical du téléspectateur. Quand j’étais enfant et que je piquais le Reader’s Digest de mon oncle, il y avait la rubrique 'Enrichissez votre vocabulaire', une rubrique qui n’existe plus nulle part aujourd’hui. J’y ai appris des mots que je n’ai peut-être jamais utilisés, mais ce n’est pas grave.
Dans l’atelier de mon père, qui réparait des montres, des radios, toutes sortes de choses, il y avait une caisse dans laquelle il jetait de temps en temps un bout de ferraille. Un jour, je lui ai demandé à quoi allait lui servir le bout de ferraille qu’il venait d’y jeter, s’il le savait lui-même. Il m’a répondu: 'Non. Je sais que quand le temps de l’usage viendra, je m’en souviendrai'. Moi, j’apprenais les mots avec cette idée en tête. »
(Extraits de l'Entretien avec Kossi Efoui, propos recueillis par Bernard Léchot, 15 mai 2010. Source: swissinfo.ch )

lundi 23 août 2010

Autoportrait (7)

« Je me sens presque toujours en exil. » - Linda Lê (2010)

« J'aime énormément les textes d'hommage, parce qu'ils attisent l'appétit de lecture et créent des connivences. Je rêve de former une communauté de gens qui auraient du plaisir à me lire et qui seraient aussi invités à faire connaissance avec des auteurs que j'admire. J'aime partager les aphorismes de Georges Perros ou la poésie disloquée du poète roumain Gherasim Luca. Aussi divers que soient ces auteurs, ils forment ma patrie d'élection. C'est une géographie mentale qui me définit. J'espère toujours que les lecteurs reconnaîtront aussi des frères en littérature en eux. (...)
J'ai toujours l'impression que la langue française représente quelque chose de trop difficile si je n'essaie pas d'abord de chercher ma propre écriture. Ecrire est donc souvent une épreuve. Je reste parfois des heures, parce que je vois qu'un mot ne convient pas du tout... Jusqu'à ce que j'aille faire une promenade où je peste contre moi-même, et que je finisse par trouver. J'ai souvent remarqué que c'est en déambulant que je trouve les idées les plus lumineuses. Dans le mouvement... Tandis que quand je m'acharne et que je reste à ma table, rien ne vient. Il faut que je marche à grandes enjambées, sans rien voir, tout à mes pensées... (...)
Je me sens presque toujours en exil. Je crois que même si je vis en France depuis longtemps je ne me suis jamais dit : là est mon pays. Mais je ne me dis pas non plus que le Vietnam est mon pays. Je porte à la langue française un amour profond. C'est mon seul point d'ancrage dans une réalité que je continue de trouver très violente. » (Extraits de l'Entretien avec Linda Lê, propos recueillis par Marine Landrot, Télérama n° 3162, 22 août 2010)

mardi 17 août 2010

Écrire en français (5)

« Ecrire en français c’était pour moi la meilleure façon de faire le pont entre la Chine et la France. Parce que dans ces moments-là, les codes tombent. J’essaie de ne pas faire de roman exotique, de guide de la Chine. Écrire directement en français a cet avantage : on écrit un vrai roman. Les lecteurs voyagent dans un univers qui leur est totalement inconnu mais avec la facilité de la langue. Et j’espère que cette langue française est écrite de telle manière qu’à travers elle, on aperçoit ce qu’est la langue chinoise. C’est peut-être là ce qui fait le style de tous mes livres. » (Extrait de l'Entretien avec Shan Sa, propos recueillis par Emma Le Clair, 2001. Source : http://www.zone-litteraire.com/zone/interviews/entretien-avec-shan-sa)

vendredi 13 août 2010

Écrire en français (4)

« Moi, je m’en souviens. L’usine, les courses, l’enfant, les repas.
Et la langue inconnue. À l’usine, il est difficile de se parler. Les machines font trop de bruit. On ne peut parler qu’aux toilettes, en fumant une cigarette en vitesse.
Mes amies ouvrières m’apprennent l’essentiel. Elles disent : "Il fait beau", en me montrant le paysage du Val-de-Ruz. Elles me touchent pour m’apprendre d’autres mots : cheveux, bras, mains, bouche, nez.
Le soir, je rentre avec l’enfant. Ma petite fille me regarde avec des yeux écarquillés quand je lui parle en hongrois. Une fois, elle s’est mise à pleurer parce que je ne comprends pas, une autre fois, parce qu’elle ne me comprend pas.
Cinq ans après être arrivée en Suisse, je parle le français, mais je ne le lis pas. Je suis redevenue une analphabète. Moi, qui savais lire à l’âge de quatre ans.
Je connais les mots. Quand je les lis, je ne les reconnais pas. Les lettres ne correspondent à rien. Le hongrois est une langue phonétique, le français, c’est tout le contraire. (...)
Je sais que je n’écrirai jamais le français comme l’écrivent les écrivains français de naissance, mais je l’écrirai comme je le peux, du mieux que je le peux.
Cette langue, je ne l’ai pas choisie. Elle m’a été imposée par le sort, par le hasard, par les circonstances.
Écrire en français, j’y suis obligée. C’est un défi. Le défi d’une analphabète. » (Agota Kristof, L’Analphabète, éditions Zoé, Genève, 2004)

jeudi 12 août 2010

Écrire en français (3)

« Je n'aime pas du tout l'œuvre de Sartre, mais il avait, à mon sens, une idée très juste sur la question. Selon lui, nous parlons dans notre langue maternelle, mais nous écrivons tous dans une langue étrangère. Même ces questions que vous avez formulées par écrit, si je vous avais demandé de me les formuler oralement sans papier, vous auriez ponctué votre discours de " quoi ", " oui ", " mais " et bien d'autres choses. Une écriture aussi simple, propre aux questions d'une interview, témoigne déjà d'un effort d'écriture. Ce n'est pas votre langue habituelle. Elle est préfabriquée, stylisée. Pensez donc maintenant au roman que vous pourriez écrire sur Jules César, par exemple : il y aura là une stylisation formidable. Vous ne vous reconnaîtrez même pas dans ce roman-là. Même chose pour le Testament français. J'utilise une langue grammaticalement, lexicologiquement, morphologiquement étrangère. Mais il en serait de même en russe. Il y a dans cette langue, ainsi qu'en français, des variantes proustiennes, balzaciennes, flaubertiennes. Ce sont des langues à part entière, avec leurs syntaxes et leurs modules linguistiques, qui sont d'ailleurs souvent contraires à notre esprit. Vous acceptez une langue mais vous ne pouvez pas pénétrer dans la langue de Mallarmé. » (Extrait de l'Entretien avec Andreï Makine, par Jean-Louis Tallon, Bruxelles, avril 2002, disponible sur le site : http://erato.pagesperso-orange.fr/horspress/makine.htm)

mercredi 4 août 2010

À l'orée des citations (5)

« Le désir de s'exprimer doit insuffler [à l'écrivain qui change de langue] l'élan de franchir tous les obstacles, de renaître en quelque sorte dans une autre langue, de se faire adopter, de donner à l'inconnu au fond de lui-même les chances de l'aventure humaine. » (Julian Green, Le Langage et son double, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points »)

mardi 3 août 2010

Autoportrait (6)

« Une fugue... un homme en mouvement permanent... » - Dumitru Tsepeneag (1973)

Écrire en français (2)

« Vous voudriez savoir si j’ai l’intention de revenir un jour à notre langue à nous, ou si j’entends rester fidèle à cette autre où vous me supposez bien gratuitement une facilité que je n’ai pas, que je n’aurai jamais. Ce serait entreprendre le récit d’un cauchemar que de vous raconter par le menu l’histoire de mes relations avec cet idiome d’emprunt, avec tous ces mots pensés et repensés, affinés, subtils jusqu’à l’inexistence, courbés sous les exactions de la nuance, inexpressifs pour avoir tout exprimé, effrayants de précision, chargés de fatigue et de pudeur, discrets jusque dans la vulgarité. Comment voulez-vous que s’en accommode un Scythe, qu’il en saisisse la signification nette et les manie avec scrupule et probité ? Il n’en existe pas un seul dont l’élégance exténuée ne me donne le vertige : plus aucune trace de terre, de sang, d’âme en eux. Une syntaxe d’une raideur, d’une dignité cadavérique les enserre et leur assigne une place d’où Dieu même ne pourrait les déloger. Quelle consommation de café, de cigarettes et de dictionnaires pour écrire une phrase tant peu soit correcte dans cette langue inabordable, trop noble, et trop distinguée à mon gré ! Je ne m’en aperçus malheureusement qu’après coup, et lorsqu’il était trop tard pour m’en détourner ; sans quoi jamais je n’eusse abandonné la nôtre, dont il m’arrive de regretter l’odeur de fraîcheur et de pourriture, le mélange de soleil et de bouse, la laideur nostalgique, le superbe débraillement. Y revenir, je ne puis ; celle qu’il me fallut adopter me retient et me subjugue par les peines mêmes qu’elle m’aura coûtées. » (Cioran, Histoire et utopie, 1960)

lundi 2 août 2010

Autoportrait (5)


« J'ai commencé à obtenir un résultat intéressant lorsque j'ai entrepris de "malinkiser'' le français, d'adopter des tournures particulières, archaïques, permettant de mieux traduire la façon d'agir et de penser des Africains. » - Ahmadou Kourouma (2000)
 
« Lorsque j'écrivais Les Soleils des indépendances, je vivais encore en Côte d'Ivoire, en pays malinké. Je parlais et je pensais dans ma langue natale. Je participais aux palabres. En Afrique, le discours joue un rôle essentiel. Dans les palabres africaines, c'est celui qui arrive avec le meilleur proverbe qui a raison. Quelle que soit la réalité des faits. Tant que j'ai essayé de rendre compte de cette forme de discours en français classique, le roman, les personnages ne sortaient pas. J'ai commencé à obtenir un résultat intéressant lorsque j'ai entrepris de  "malinkiser'' le français, d'adopter des tournures particulières, archaïques, permettant de mieux traduire la façon d'agir et de penser des Africains. Par exemple, je commence le livre par cette phrase : "Il y avait une semaine qu'avait fini dans la capitale Koné Ibrahima. " Si je dis "avait fini" et non "était décédé" ou "était mort", c'est pour reprendre le concept malinké selon lequel les morts ne disparaissent pas : on finit une vie pour en recommencer une autre, différente. Mon travail sur la langue est l'aboutissement de toute une recherche sociologique, d'une imprégnation dans la culture et la langue de mon pays. »  (Entretien avec Ahmadou Kourouma, propos recueillis par Aliette Armel, Le Magazine littéraire, no. 390, septembre 2000)