« Vous voudriez savoir si j’ai l’intention de revenir un jour à notre langue à nous, ou si j’entends rester fidèle à cette autre où vous me supposez bien gratuitement une facilité que je n’ai pas, que je n’aurai jamais. Ce serait entreprendre le récit d’un cauchemar que de vous raconter par le menu l’histoire de mes relations avec cet idiome d’emprunt, avec tous ces mots pensés et repensés, affinés, subtils jusqu’à l’inexistence, courbés sous les exactions de la nuance, inexpressifs pour avoir tout exprimé, effrayants de précision, chargés de fatigue et de pudeur, discrets jusque dans la vulgarité. Comment voulez-vous que s’en accommode un Scythe, qu’il en saisisse la signification nette et les manie avec scrupule et probité ? Il n’en existe pas un seul dont l’élégance exténuée ne me donne le vertige : plus aucune trace de terre, de sang, d’âme en eux. Une syntaxe d’une raideur, d’une dignité cadavérique les enserre et leur assigne une place d’où Dieu même ne pourrait les déloger. Quelle consommation de café, de cigarettes et de dictionnaires pour écrire une phrase tant peu soit correcte dans cette langue inabordable, trop noble, et trop distinguée à mon gré ! Je ne m’en aperçus malheureusement qu’après coup, et lorsqu’il était trop tard pour m’en détourner ; sans quoi jamais je n’eusse abandonné la nôtre, dont il m’arrive de regretter l’odeur de fraîcheur et de pourriture, le mélange de soleil et de bouse, la laideur nostalgique, le superbe débraillement. Y revenir, je ne puis ; celle qu’il me fallut adopter me retient et me subjugue par les peines mêmes qu’elle m’aura coûtées. » (Cioran, Histoire et utopie, 1960)
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