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vendredi 10 décembre 2010

Lectures plurielles (1)

François CHENG, Le Dialogue, une passion pour la langue française 
(Desclée de Brouwer, 2002)

« Rétrospectivement, aujourd’hui, je puis affirmer que si abandonner sa langue d’origine est toujours un sacrifice, adopter avec passion une autre langue apporte des récompenses. Mainte fois, j’ai éprouvé cette ivresse de re-nommer les choses à neuf, comme au matin du monde.
* * * 
 … ce travail de mémoire, je l’ai effectué en français, qui était devenu ma langue quotidienne et qui ne m’avait jamais fait défaut en mes éveils comme en mes rêves. Cette langue, loin de faire écran, m’a créé les conditions d’une prise globale, d’une distanciation, m’évitant le danger de clichés et de références toutes faites. Cette langue dite d’emprunt m’est devenue en réalité une méta-langue ; elle me procure un regard en quelque sorte "transcendantal", par lequel les souffrances, les absurdités, les drames singuliers ou collectifs tirés de l’abîme sont révélés, éclairés, reliés implicitement à des lois plus générales, et par là prennent sens. 
* * *                                                                      
En m’invertissant totalement dans le français, je me voyais obligé de m’arracher à ce qui faisait mon passé et d’effectuer le plus grand écart  que constitue le passage  d’une écriture idéographique de type isolant à une écriture phonétique de type réflexif. Cet arrachement et cet écart, ne m’ayant pas fait me perdre en chemin, m’auront permis de me ré-enraciner, non seulement dans ma terre d’accueil, ce qui est déjà beaucoup pour un exilé, mais proprement dans l’être, puisque, par cette nouvelle langue, j’ai accompli l’acte, je le répète, de nommer à neuf les choses, y compris mon propre vécu.
* * *
Habité à présent par l’autre langue, sans que cesse en lui le dialogue interne, l’homme aux eaux souterrainement mêlées vit l’état privilégié d’être constamment soi et autre que soi, ou alors en avant de soi. A la rencontre des choses, il éprouve la sensation de jouir d’une approche "stéréophonique" ou "stéréoscopique"; sa perspective ne saurait être que multidimensionnelle. »
(Lectures proposées par Xiaomin Giafferri)

dimanche 5 décembre 2010

Autoportrait (13)

Vassilis Alexakis (1943-)

« J'ai passé ma vie comme cela, les mots ont toujours été au centre de ma vie sous toutes les formes: des mots étrangers, des mots connus, des mots inventés, des mots détournés.(...)
Oui, déjà des auteurs bilingues, il n'y en a pas beaucoup. Encore moins qui se traduisent eux-mêmes ; le seul qui faisait cela à ma connaissance, c'était Beckett. Il y en a d'autres qui sont passés au français mais qui ont renoncé à leur langue maternelle. Il y a des cas et ce sont les plus fréquents, de gens qui renoncent à leur langue maternelle, pour des raisons politiques, historiques ou autres, pour changer définitivement, comme Nabokov, Conrad. La difficulté, c'est de pouvoir garder les deux langues. Ca, je trouve que c'est une richesse extraordinaire. (...)
Je ne me sens pas comme un émigré, puisque je fais le voyage plusieurs fois par an vers la Grèce. Pendant mes premières années en France, pendant l'époque de la junte militaire en Grèce, oui, j'ai souffert de cet éloignement. Ce sentiment était très fort, ensuite il s'est atténué. Et il a disparu. Je reste grec malgré tout : je n'ai pas la double nationalité: je me sens grec malgré l'absence, plus grec que français. Mais j'ai eu le temps de banaliser un peu la Grèce. C'est à dire de ne pas me faire des illusions, de ne pas avoir justement ce regard d'immigré qui rentre en Grèce. Je connais les problèmes, je les subis comme les autres. C'est un regard plus objectif, donc moins romanesque. C'est vrai aussi que le français a occupé plus de la moitié de ma vie. Il y a des traces innombrables de cette présence, des thèmes qui reviennent ; bref cette langue m'a permis de faire des livres. Mais je me reconnais plus proche de la langue que du pays. La langue m'a permis en quelque sorte, de me réconcilier avec le pays. » 
(Extraits de l'entretien avec Vassilis Alexakis, "Des mots, pour héros", propos recueillis par Nathalie Marchand, Paris, © iNFO-GRECE, novembre 2002, disponible à l'adresse: http://www.info-grece.com/magazine/arts-et-lettres/vassilis-alexakis-des-mots-pour-heros,88O21.html)

lundi 29 novembre 2010

Parutions (6)

Axel Gasquet, Modesta Suarez (sous la dir. de),  
Ecrivains multilingues et écritures métisses : l'hospitalité des langues,
Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2007.

mardi 23 novembre 2010

Autoportrait (12)

"J'avais été élevée dans une famille très francophile..." (Julia Kristeva)


dimanche 21 novembre 2010

Conférence (3)

À l'orée des citations (9)

« Il est bon de parler plusieurs langues, de nouer des amitiés étrangères, de se créer des souvenirs dans le plus de contrées possibles: c'est échapper, si peu que ce soit, à l'obsession des frontières, pour sa très petite part, à la formation de cette patrie européenne, qui n'est d'ailleurs, comparée à l'étendue du monde, qu'une bien étroite patrie.» (Marguerite Yourcenar, "L'improvisation sur Innsbruck", En pèlerin et en étranger - 1929, Gallimard, 1989)

mardi 9 novembre 2010

Autoportrait (11)

 Nicole Brossard (1943-)

« Peut être que l'auto-traduction est une chose naturelle pour un Québécois. C'est ce qu'on fait quand on traduit notre différence par rapport aux Français de France. Nous passons constamment du français au québécois et vice-versa ; et ce mouvement crée de nouveaux espaces où la langue française peut se renouveler. Je suppose que ce genre de renouvellement arrive également en ce qui concerne le français, l'anglais, l'espagnol ou le portugais au niveau de régions, de pays ou de continents entiers. Le fait d'être isolé de l'Europe… (...)
Le simple fait de savoir que des choses se passent dans une langue, qui ne se passent pas de la même manière, voire n'existent pas dans une autre me fascine. Par exemple, au Vietnam quand la pluie tombe, elle tombe de tant de façons différentes qu'ils ont 15 mots pour exprimer le mot "pluie", de la même façon que les Inuits dans le Nord ont énormément de mots pour qualifier la couleur et la qualité de la neige ou de la glace, parce que pour eux c'est une question de vie ou de mort. » (extrait de l'entretien avec Nicole Brossard : "De la traduction et d'autres sujets pertinents", par Marcella Durand, disponible à l'adresse: http://www.doublechange.com/issue2/brossardfr.htm)

À l'orée des citations (8)

« N’avais-je pas grandi, dans ma langue maternelle, comme un enfant adoptif ? D’adoption en adoption, je croyais naître de la langue même. [...] La bi-langue [...] que toute langue soit bilingue ! [...] Je me retrouvais étranger dans ma langue natale, et toi dans la tienne. [...] La bi-langue sépare, rythme la séparation, alors que toute unité est depuis toujours inhabitée. La bi-langue ! La bi-langue ! Elle-même, un personnage de ce récit, poursuivant sa quête intercontinentale, au-delà de mes traductions. L’étrangère que tu fus, que tu es dans ma langue, sera la même dans la sienne, un peu plus, un peu moins que mon amour pour toi. » (Abdelkebir Khatibi (1983) Amour Bilingue, Casablanca, Ediff, 1992, p. 11, 92, 109).

dimanche 31 octobre 2010

Écrire en français (8)

« Je suis l'homme qui vit entre deux cultures, deux sensibilités, je suis l'homme qui a ses racines en Roumanie et ses ailes en France. » (Matéi Visniec)





« C'est une langue que j'ai réussi donc à approfondir assez pour écrire mon théâtre, mais pas assez peut-être, puisque ce n'est pas ma langue maternelle, pour continuer à écrire des poèmes en français, mais pour le théâtre, ça va, ça marche, c'est bon. (...) J'étais créateur de langue en roumain. (...) En français, j'ai été obligé d'être pauvre. » 
(Matéi Visniec, extrait de l'entretien mené par Philippe Touzet et enregistré au Conservatoire du Grand Avignon le 11 juillet 2009, source: http://www.lebilletdesauteursdetheatre.com/index.php?entretiens2&id=24)

Poème (1)

LA GRANDE COMPLAINTE DE MON OBSCURITÉ UN

froid tourbillon zigzag de sang
je suis sans âme cascade sans amis et sans talents seigneur
je ne reçois pas régulièrement les lettres de ma mère qui doivent passer par la russie par la norvège et par l'angleterre
les souvenirs en spirales rouges brûlent le cerveau sur les marches de l'amphithéâtre
et comme une réclame lumineuse de mon âme malheur jailli de la sphère
tour de lumière la roue féconde des fourmis bleues
nimbe sécheresse suraiguë des douleurs
 
viens près de moi que la prière ne te gêne pas elle descend dans la terre comme les scaphandres qu'on inventera
alors l'obscurité de fer en vin et sel changera
simplicité paratonnerre de nos plantes prenez garde
les paratonnerres qui se groupent en araignée
ainsi je deviens la couronne d'un christ énorme
pays sans forme arc voltaïque
 
les aigles de neige viendront nourrir le rocher
où l'argile profonde changera en lait
et le lait troublera la nuit les chaînes sonneront
la pluie composera des chaînes
lourdes
formera dans l'espace des roues des rayons
le sceptre au milieu parmi les branches
les vieux journaux les tapisseries
un paralytique
nimbe sécheresse
roue féconde des fourmis bleues
seigneur doigt d'or fourneau sphingerie
pourquoi l'étrangler pourquoi
après le coup de foudre la marche militaire éclatera
mon désespoir tube en fer d'étain mais pourquoi
pourquoi alors?
ainsi ainsi toujours mais le chemin
tu dois être ma pluie mon circuit ma pharmacie nu
mai plânge nu mai plânge veux-tu

(Tristan Tzara, "La grande complainte de mon obscurité un, in VINGT-CINQ POÈMES, achevé d'imprimer en 1918 chez J. Heuberger pour la Collection Dada, Zurich, Zeltweg 83 avec dix bois gravés de Hans Arp - écrits entre 1915 et 1918. Source: http://www.mouvementdanette.be/dada/textes/tzara/25poemes/complainte1.htm)

(Auto)portrait (10)

« Le 31 mars 1916, je quitte ma mère en larmes… et je viens en Suisse, à Leysin. Je ne connais pas la langue que pour demander du pain et produire l’hilarité; je prends Télémaque et un dictionnaire et je commence à déchiffrer. C’est ainsi que j’ai appris le français, il y a trois ans et demi […]. J’ai lu une bonne partie des classiques français et 15 volumes de votre œuvre. » (Panaït Istrati - 1884-1935, lettre à Romain Rolland)
(Source: Joëlle Kuntz, "Panaït Istrati, l’homme qui n’adhère à rien", disponible sur: http://81.27.130.64/Page/Uuid/ecd276f2-de1c-11df-9b0b-e47316d37edf|0)

Itinéraire bilingue (2)

« Peindre c'est la vie, la vraie vie, ma vie. » (Victor Brauner)


samedi 23 octobre 2010

Parutions (5)

Liliana Lazar, Terre des affranchis, Gaia, 2009.



« C’est une langue rebelle, exigeante, qui prend son temps. Elle n’a pas besoin d’être efficace, elle ne sera jamais la langue des affaires. » (Liliana Lazar)

dimanche 17 octobre 2010

À l'orée des citations (7)

« Je lisais et parlais deux langues. J'écrivais l'une de gauche à droite et l'autre de droite à gauche, le roumain avec assurance, l'hébreu avec hésitation. Chacune me donnait accès à un monde différent. La première à la vie ordinaire, la réalité concrète. La seconde au monde imaginaire. Ce qui a dû creuser un écart plus profond entre les deux que si j'avais pensé et rêvé dans une seule langue. Mais j'aime à croire qu'il en faudrait deux à chaque enfant : l'une pour le monde d'ici et la seconde pour le monde autre. » (Serge Moscovici, Chronique des années égarées, Paris, Éditions Stock, 1997, p. 53)

Parutions (4)

 Violaine Houdart-Merot (sous la dir. de), Écritures babéliennes, Peter Lang, 2006.

Conférence (1)

lundi 27 septembre 2010

Voix (2)

Tatiana de Rosnay

Elle s'appelait Sarah (traduit de l’anglais par Agnès Michaux, 2007)






Autoportrait (9)

« J’avais fait de l’exil une patrie. » Jorge Semprún (1923-) 

« J’étais revenu, j’étais vivant.
Une tristesse pourtant m’étreignait le cœur, un malaise sourd et poignant. Ce n’était pas un sentiment de culpabilité, pas du tout. Je n’ai jamais compris pourquoi il faudrait se sentir coupable d’avoir survécu. D’ailleurs, je n’avais pas vraiment survécu. Je n’étais pas sûr d’être un vrai survivant J’avais traversé la mort, elle avait été une expérience de ma vie. Il y a des langues qui ont un mot pour cette sorte d’expérience. En allemand : on dit Erlebnis. En espagnol : vivencia. Mais il n’y a pas de mot français pour saisir d’un seul trait la vie comme
expérience d’elle-même. Il faut employer des périphrases. Ou alors utiliser le mot 'vécu', qui est approximatif. Et contestable. C’est un mot fade et mou. D’abord et surtout, c’est passif, le vécu. Et puis c’est au passé. Mais l’expérience de la vie, que la vie fait d’elle-même, de soi-même en train de la vivre, c’est actif. Et c’est au présent, forcément. C’est-à-dire qu’elle se nourrit du passé pour se projeter dans l’avenir.
(...) je savais déjà que le jour où le pouvoir d’écrire me serait rendu – où j’ en reprendrais possession – je pourrais choisir ma langue maternelle.
Autant que l’espagnol, en effet, le français était ma langue maternelle. Elle l’était devenue, du moins. Je n’avais pas choisi le lieu de ma naissance, le terreau  matriciel de ma langue originaire. Cette chose – idée, réalité – pour la quelle on s’est tellement battu, pour laquelle tant de sang aura été versé, les origines, est celle qui vous appartient le moins, où la part de vous-même est la plus aléatoire, la plus hasardeuse : la plus bête, aussi. Bête de bêtise et de bestialité. Je n’avais donc pas choisi mes origines, ni ma langue maternelle. Ou plutôt. J’en avais choisi une, le français. 
On me dira que j’y avais été contraint par les circonstances de l’exil, du déracinement. Ce n’est vrai qu’en partie, en toute petite partie. Combien d’Espagnols ont refusé la langue de l’exil ? Ont conservé leur accent, leur étrangeté linguistique, dans l’espoir pathétique, irraisonné, de rester eux-mêmes ? C’est-à-dire autres ? Ont délibérément limité leur usage correct du français à des fins instrumentales ? Pour ma part, j’avais choisi le français, langue de l’exil. comme une autre langue maternelle, originaire. Je m’étais choisi de nouvelles origines. J’avais fait de l’exil une patrie. En somme, je n’avais plus vraiment de langue maternelle.
Ou alors en avais-je deux, ce qui est une situation délicate du point de vue des filiations, on en conviendra. Avoir deux mères, comme avoir deux patries, ça ne simplifie pas vraiment la vie. Mais sans doute n’ai-je pas d’inclination pour les choses trop simples. » (Jorge Semprún, L'écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994)

Écrire en français (7)

« J'ai appris le français tout seul pour pouvoir lire les auteurs qui me fascinaient. Mais, lorsque j'ai dû écrire mes premier textes critiques pour Gallimard, j'ai découvert un sentiment qui ne m'a jamais quitté depuis : la peur. Peur de ne pas maîtriser assez le vocabulaire, la syntaxe, la grammaire. Peur que mes notes de lecture soient mauvaises, que mes articles soient refusés. Elle est devenue plus forte depuis que j'ai été élu à l'Académie française. Faire une faute de syntaxe sous la coupole... un véritable cauchemar ! Mais le français s'est imposé, il m'appelait. C'était le début des années 80, j'étais en train d'écrire en espagnol un recueil de nouvelles : L'amour n'est pas aimé. Et je peinais ... J'ai donc rédigé directement en français. Une amie m'a dit, alors, entre dépit et tristesse : 'En français, ta prose n'a plus d'ombre.' Plus tard, elle est revenue sur ces paroles. En fait, j'étais pour tous un écrivain de langue espagnole qui désertait sa langue.

Il m'est désormais impossible d'écrire autrement qu'en français. Je suis fasciné par cette langue, par cet amour du style, du bien écrire qu'elle recèle. Le français aime les règles. Moi aussi, même si mon imaginaire est très éloigné d'un certain classicisme que je révère. Je suis d'accord avec Cioran, qui disait que, pour lui, roumain, adopter l'écriture française, c'était se passer une camisole de force. Seulement, il y a pour moi dans cette rigueur stylistique quelque chose qui me rassure, tout comme me rassure la belle symétrie d'un paysage. »

(Hector Bianciotti, Télérama, 22 janvier 1997. Source: http://www.limbos.org/traverses/bianciotti2.htm)

À l'orée des citations (6)

« Il y a une expression très jolie en français pour dire qu’on essaie de se rappeler quelque chose.
Fouiller dans les souvenirs ?
Perdu
Se rafraîchir la mémoire ?
Gagné. Dans votre langue, la mémoire est au mieux un objet qu’on manipule avec certaines précautions...
Et au pire ?
Une cave. Une cave glacée où on descend à contre-cœur et qu’on fouille par nécessité, des fois qu’on y retrouverait la chose perdue. En espagnol...
En espagnol 'on fait de la mémoire' ?
Affirmatif. Se hace memoria.
[...]
En Espagne, on n’a pas l’habitude de fouiller dans ses souvenirs, il ne viendrait à l’idée de personne de mettre son passé au frais.
Oh, ça va, il y a des exceptions partout, si on tombe dans les généralités...
Oui, mais en Espagne tout individu est une exception.
Eh, doucement ! C’est tout de même bien un gars de chez nous qui l’a retrouvé, le passé perdu, ce n’est pas un de chez vous ni d’ailleurs, non, mais quoi !
Oui seulement en Espagne le passé ne se retrouve pas. Le passé, la vérité, ça ne se retrouve pas, ça s’invente. On s’en tape ou on ne s’en tape pas. Et si on ne s’en tape pas, on s’amuse avec, on fait œuvre avec.
Si tu n’es pas contente chez nous, t’as qu’à retourner d’où tu viens !
[...]
Chez vous, on dit 'tuer le temps'. Chez nous, on dit 'faire du temps'. Chez vous les temps vides sont les ennemis à abattre, on les transforme en temps morts et la question est réglée. Vous autres Français, vous usez sans compter des auxiliaires indirects. Les Espagnols sont très précautionneux avec les verbes. Quand ils disent 'tenir', 'prendre', 'faire', 'avoir', 'être', ils savent à quoi s’engagent.
Mais retournes-y donc, on ne te retient pas, retournes-y donc aux pays des grands airs, on verra si tu trouveras encore moyen de romances et enjoliver !
En Espagne, comprends-tu, l’ennemi à abattre c’est ce que vous tenez pour réel, ce sont les limites que vous supposez d’avance et que vous voudriez bien imposer au reste du monde... » 
(Adélaïde Blasquez, Le Bel exil, Paris, Grasset et Fasquelle, 1999, p. 317-319)

lundi 6 septembre 2010

Écrire en français (6)

« Quand j'ai commencé à écrire, ça faisait déjà un certain nombre d'années que je vivais en France et donc je pensais déjà en français et j'écrivais déjà en français, bien que j'aie été formée dans ma première langue, avec le vietnamien. Et ça a été assez naturel, parce que ce sont des choses que j'ai portées en moi pendant très longtemps, de façon très présente, et c'est sorti comme on dévide une bobine. C'est comme si vous prenez le premier fil, vous tirez et tout le reste suit. C'est pour ça que le récit est linéaire. Il suit la chronologie. Maintenant, combien de temps cela m'a pris, sept ans.
(...) quand je suis venue en France, je parlais un français qui était le français que j'avais appris dans les livres. En fait, je parlais un français écrit, puisque à la maison on parlait vietnamien. Je continuais en France de parler comme j'écrivais, comme on écrivait dans les livres et je me souviens très bien, mes amis français de la Sorbonne à cette époque disaient : 'Mais tu parles comme un livre.' Et c'est à partir du moment où vous commencez à parler un langage moins châtié avec plus de fautes, que cela prouve que vous êtes intégré. C'est un peu humoristique mais c'est vrai.
(...) Pour moi, c'est-à-dire chez moi, dans ma personnalité, et bien, vous savez, [l'identité vietnamienne] c'est la grande moitié de moi-même. Quand je dis grande, c'est pas dans le temps, parce que j'ai passé plus de temps en France qu'au Viêt-nam, à vrai dire, mais comme les premiers temps de la formation d'un être humain sont capitaux, disons que ce sont les fondations de la personnalité, la partie vietnamienne. Ensuite, au-dessus de cette fondation-là, il s'est construit quelque chose qui est très solide aussi, qui est extrêmement important, c'est la partie française, et dans cette partie française, il y a quelque chose qui est fondamental, c'est la langue. C'est-à-dire qu'aujourd'hui, je sais écrire en vietnamien, mais je ne peux pas écrire de la littérature en vietnamien, alors que j'écris en français quand il s'agit de littérature. Évidemment je sais écrire une lettre en vietnamien, pour l'envoyer à ma famille, mais pour atteindre le niveau littéraire, je ne suis plus capable. Donc aujourd'hui, je n'ai qu'une langue, vraiment, c'est le français. Alors, vous voyez, la fondation de la personnalité est vietnamienne, mais l'outil d'expression c'est le français.
(...) Je n'ai pas besoin que la société vietnamienne me reconnaisse ni que la société française me reconnaisse. Écrire en français, c'est être français. »
(Extraits de l'entretien avec Kim Lefèvre, propos recueillis par Nathalie Nguyen, Intersections: Gender, History and Culture in the Asian Context, no. 5, Mai 2001. Source: http://intersections.anu.edu.au/issue5/nguyen_interview.html)

mercredi 25 août 2010

Autoportrait (8)

« Je suis pour l’explosion des langues.» - Kossi Efoui (2010)

« Ma langue maternelle, c’est l’éwé. Et puis je parle l’anglais de voyage comme tout le monde. Pour moi, le français est la langue du livre. Remarquez, l’éwé l’a aussi été, parce que la Bible a été traduite en éwé, et nous avions la Bible à la maison. J’ai donc aussi été très vite placé dans un rapport de traduction: cela m’intriguait de voir si la Bible en français et la Bible en éwé correspondaient! A ce propos, quand je rentrais de l’école et que, comme toutes les mères du monde, la mienne me demandait ce que j’avais appris, j’étais aussi en situation de traduction, puisque ma mère ne parlait pas français.(...)

La 'patrie', cela me semble un peu rêche. Cioran aurait cent ans aujourd’hui: la 'langue comme patrie', cela véhicule quelque chose du romantisme du 19ème siècle, une sorte d’adoration, comme en Allemagne, ou comme Senghor, le 'français langue de l’humanisme'…
Je pense qu’on sort un peu de ça. Qu’il faut plutôt s’attacher à ce geste d’amoureux, celui de l’appropriation de la langue. D’ailleurs on ne complimente jamais quelqu’un qui maîtrise la langue de sa mère, mais toujours un étranger. C’est à lui qu’on dira 'bravo, qu’est-ce que vous maîtrisez la langue de ma mère!'. Il y a là comme un interdit d’inceste! (Rires) Bref… Il s’agit d’habiter des univers plutôt que la patrie! (...)

Il y a un appauvrissement du langage que je ne relie pas au métissage. Je suis pour l’explosion des langues. Quand je parlais d’univers multiples, c’est à l’intérieur même d’une langue, aussi. C’est d’ailleurs ce qui permet de critiquer l’idée que le français est la langue de la colonisation, par exemple: aucune langue n’est dépositaire de la violence.
L’appauvrissement est plutôt dû à l’action de médias de masse comme la télévision. A la télévision, il n’y a pas de désir d’élargir le champ lexical du téléspectateur. Quand j’étais enfant et que je piquais le Reader’s Digest de mon oncle, il y avait la rubrique 'Enrichissez votre vocabulaire', une rubrique qui n’existe plus nulle part aujourd’hui. J’y ai appris des mots que je n’ai peut-être jamais utilisés, mais ce n’est pas grave.
Dans l’atelier de mon père, qui réparait des montres, des radios, toutes sortes de choses, il y avait une caisse dans laquelle il jetait de temps en temps un bout de ferraille. Un jour, je lui ai demandé à quoi allait lui servir le bout de ferraille qu’il venait d’y jeter, s’il le savait lui-même. Il m’a répondu: 'Non. Je sais que quand le temps de l’usage viendra, je m’en souviendrai'. Moi, j’apprenais les mots avec cette idée en tête. »
(Extraits de l'Entretien avec Kossi Efoui, propos recueillis par Bernard Léchot, 15 mai 2010. Source: swissinfo.ch )

lundi 23 août 2010

Autoportrait (7)

« Je me sens presque toujours en exil. » - Linda Lê (2010)

« J'aime énormément les textes d'hommage, parce qu'ils attisent l'appétit de lecture et créent des connivences. Je rêve de former une communauté de gens qui auraient du plaisir à me lire et qui seraient aussi invités à faire connaissance avec des auteurs que j'admire. J'aime partager les aphorismes de Georges Perros ou la poésie disloquée du poète roumain Gherasim Luca. Aussi divers que soient ces auteurs, ils forment ma patrie d'élection. C'est une géographie mentale qui me définit. J'espère toujours que les lecteurs reconnaîtront aussi des frères en littérature en eux. (...)
J'ai toujours l'impression que la langue française représente quelque chose de trop difficile si je n'essaie pas d'abord de chercher ma propre écriture. Ecrire est donc souvent une épreuve. Je reste parfois des heures, parce que je vois qu'un mot ne convient pas du tout... Jusqu'à ce que j'aille faire une promenade où je peste contre moi-même, et que je finisse par trouver. J'ai souvent remarqué que c'est en déambulant que je trouve les idées les plus lumineuses. Dans le mouvement... Tandis que quand je m'acharne et que je reste à ma table, rien ne vient. Il faut que je marche à grandes enjambées, sans rien voir, tout à mes pensées... (...)
Je me sens presque toujours en exil. Je crois que même si je vis en France depuis longtemps je ne me suis jamais dit : là est mon pays. Mais je ne me dis pas non plus que le Vietnam est mon pays. Je porte à la langue française un amour profond. C'est mon seul point d'ancrage dans une réalité que je continue de trouver très violente. » (Extraits de l'Entretien avec Linda Lê, propos recueillis par Marine Landrot, Télérama n° 3162, 22 août 2010)

mardi 17 août 2010

Écrire en français (5)

« Ecrire en français c’était pour moi la meilleure façon de faire le pont entre la Chine et la France. Parce que dans ces moments-là, les codes tombent. J’essaie de ne pas faire de roman exotique, de guide de la Chine. Écrire directement en français a cet avantage : on écrit un vrai roman. Les lecteurs voyagent dans un univers qui leur est totalement inconnu mais avec la facilité de la langue. Et j’espère que cette langue française est écrite de telle manière qu’à travers elle, on aperçoit ce qu’est la langue chinoise. C’est peut-être là ce qui fait le style de tous mes livres. » (Extrait de l'Entretien avec Shan Sa, propos recueillis par Emma Le Clair, 2001. Source : http://www.zone-litteraire.com/zone/interviews/entretien-avec-shan-sa)

vendredi 13 août 2010

Écrire en français (4)

« Moi, je m’en souviens. L’usine, les courses, l’enfant, les repas.
Et la langue inconnue. À l’usine, il est difficile de se parler. Les machines font trop de bruit. On ne peut parler qu’aux toilettes, en fumant une cigarette en vitesse.
Mes amies ouvrières m’apprennent l’essentiel. Elles disent : "Il fait beau", en me montrant le paysage du Val-de-Ruz. Elles me touchent pour m’apprendre d’autres mots : cheveux, bras, mains, bouche, nez.
Le soir, je rentre avec l’enfant. Ma petite fille me regarde avec des yeux écarquillés quand je lui parle en hongrois. Une fois, elle s’est mise à pleurer parce que je ne comprends pas, une autre fois, parce qu’elle ne me comprend pas.
Cinq ans après être arrivée en Suisse, je parle le français, mais je ne le lis pas. Je suis redevenue une analphabète. Moi, qui savais lire à l’âge de quatre ans.
Je connais les mots. Quand je les lis, je ne les reconnais pas. Les lettres ne correspondent à rien. Le hongrois est une langue phonétique, le français, c’est tout le contraire. (...)
Je sais que je n’écrirai jamais le français comme l’écrivent les écrivains français de naissance, mais je l’écrirai comme je le peux, du mieux que je le peux.
Cette langue, je ne l’ai pas choisie. Elle m’a été imposée par le sort, par le hasard, par les circonstances.
Écrire en français, j’y suis obligée. C’est un défi. Le défi d’une analphabète. » (Agota Kristof, L’Analphabète, éditions Zoé, Genève, 2004)

jeudi 12 août 2010

Écrire en français (3)

« Je n'aime pas du tout l'œuvre de Sartre, mais il avait, à mon sens, une idée très juste sur la question. Selon lui, nous parlons dans notre langue maternelle, mais nous écrivons tous dans une langue étrangère. Même ces questions que vous avez formulées par écrit, si je vous avais demandé de me les formuler oralement sans papier, vous auriez ponctué votre discours de " quoi ", " oui ", " mais " et bien d'autres choses. Une écriture aussi simple, propre aux questions d'une interview, témoigne déjà d'un effort d'écriture. Ce n'est pas votre langue habituelle. Elle est préfabriquée, stylisée. Pensez donc maintenant au roman que vous pourriez écrire sur Jules César, par exemple : il y aura là une stylisation formidable. Vous ne vous reconnaîtrez même pas dans ce roman-là. Même chose pour le Testament français. J'utilise une langue grammaticalement, lexicologiquement, morphologiquement étrangère. Mais il en serait de même en russe. Il y a dans cette langue, ainsi qu'en français, des variantes proustiennes, balzaciennes, flaubertiennes. Ce sont des langues à part entière, avec leurs syntaxes et leurs modules linguistiques, qui sont d'ailleurs souvent contraires à notre esprit. Vous acceptez une langue mais vous ne pouvez pas pénétrer dans la langue de Mallarmé. » (Extrait de l'Entretien avec Andreï Makine, par Jean-Louis Tallon, Bruxelles, avril 2002, disponible sur le site : http://erato.pagesperso-orange.fr/horspress/makine.htm)

mercredi 4 août 2010

À l'orée des citations (5)

« Le désir de s'exprimer doit insuffler [à l'écrivain qui change de langue] l'élan de franchir tous les obstacles, de renaître en quelque sorte dans une autre langue, de se faire adopter, de donner à l'inconnu au fond de lui-même les chances de l'aventure humaine. » (Julian Green, Le Langage et son double, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points »)

mardi 3 août 2010

Autoportrait (6)

« Une fugue... un homme en mouvement permanent... » - Dumitru Tsepeneag (1973)

Écrire en français (2)

« Vous voudriez savoir si j’ai l’intention de revenir un jour à notre langue à nous, ou si j’entends rester fidèle à cette autre où vous me supposez bien gratuitement une facilité que je n’ai pas, que je n’aurai jamais. Ce serait entreprendre le récit d’un cauchemar que de vous raconter par le menu l’histoire de mes relations avec cet idiome d’emprunt, avec tous ces mots pensés et repensés, affinés, subtils jusqu’à l’inexistence, courbés sous les exactions de la nuance, inexpressifs pour avoir tout exprimé, effrayants de précision, chargés de fatigue et de pudeur, discrets jusque dans la vulgarité. Comment voulez-vous que s’en accommode un Scythe, qu’il en saisisse la signification nette et les manie avec scrupule et probité ? Il n’en existe pas un seul dont l’élégance exténuée ne me donne le vertige : plus aucune trace de terre, de sang, d’âme en eux. Une syntaxe d’une raideur, d’une dignité cadavérique les enserre et leur assigne une place d’où Dieu même ne pourrait les déloger. Quelle consommation de café, de cigarettes et de dictionnaires pour écrire une phrase tant peu soit correcte dans cette langue inabordable, trop noble, et trop distinguée à mon gré ! Je ne m’en aperçus malheureusement qu’après coup, et lorsqu’il était trop tard pour m’en détourner ; sans quoi jamais je n’eusse abandonné la nôtre, dont il m’arrive de regretter l’odeur de fraîcheur et de pourriture, le mélange de soleil et de bouse, la laideur nostalgique, le superbe débraillement. Y revenir, je ne puis ; celle qu’il me fallut adopter me retient et me subjugue par les peines mêmes qu’elle m’aura coûtées. » (Cioran, Histoire et utopie, 1960)

lundi 2 août 2010

Autoportrait (5)


« J'ai commencé à obtenir un résultat intéressant lorsque j'ai entrepris de "malinkiser'' le français, d'adopter des tournures particulières, archaïques, permettant de mieux traduire la façon d'agir et de penser des Africains. » - Ahmadou Kourouma (2000)
 
« Lorsque j'écrivais Les Soleils des indépendances, je vivais encore en Côte d'Ivoire, en pays malinké. Je parlais et je pensais dans ma langue natale. Je participais aux palabres. En Afrique, le discours joue un rôle essentiel. Dans les palabres africaines, c'est celui qui arrive avec le meilleur proverbe qui a raison. Quelle que soit la réalité des faits. Tant que j'ai essayé de rendre compte de cette forme de discours en français classique, le roman, les personnages ne sortaient pas. J'ai commencé à obtenir un résultat intéressant lorsque j'ai entrepris de  "malinkiser'' le français, d'adopter des tournures particulières, archaïques, permettant de mieux traduire la façon d'agir et de penser des Africains. Par exemple, je commence le livre par cette phrase : "Il y avait une semaine qu'avait fini dans la capitale Koné Ibrahima. " Si je dis "avait fini" et non "était décédé" ou "était mort", c'est pour reprendre le concept malinké selon lequel les morts ne disparaissent pas : on finit une vie pour en recommencer une autre, différente. Mon travail sur la langue est l'aboutissement de toute une recherche sociologique, d'une imprégnation dans la culture et la langue de mon pays. »  (Entretien avec Ahmadou Kourouma, propos recueillis par Aliette Armel, Le Magazine littéraire, no. 390, septembre 2000)

samedi 31 juillet 2010

Autoportrait (4)


« Être bilingue, c'est un peu comme d'être bigame : mais quel est celui que je trompe ? » - Elsa Triolet (1969)



« On dirait une maladie : je suis atteinte de bilinguisme. Ou encore : je suis bigame. Un crime devant la loi. Des amants, tant qu'on veut : deux maris enregistrés, non. On me regarde de travers : à qui suis-je ? » 
« Ainsi, moi, je suis bilingue. Je peux traduire ma pensée également en deux langues. Comme conséquence, j'ai un bi-destin. Ou un demi-destin. Un destin traduit. » (Elsa Triolet, La Mise en mots, Genève, Skira, coll. « Les Sentiers de la création », 1969)

jeudi 29 juillet 2010

Itinéraire bilingue (1)


Destination... Bilingue


Autoportrait (3)

« Être bilingue, ou tendre vers cet état hybride que j’estime intenable, c’est confronter en soi deux horizons, traverser deux espaces mentaux qui ne se confondent que par l’adéquation illusoire des concepts – cette chimère, tenace en nous, d’une grammaire universelle. » - Claude Esteban (2004)

« Il me faut, dès l’abord, lever une équivoque. Le partage entre deux langues, le passage continuel de l’une à l’autre, si difficilement vécu par l’enfant que j’étais, n’ont, me semble-t-il, guère favorisé en moi une aptitude à la traduction de poésie, telle que je l’ai menée par la suite. Pour paradoxale que cette remarque puisse paraître, une pareille dualité dans l’approche et l’appréhension du monde, sans relâche ressentie comme irréparable, m’aurait plutôt persuadé que les idiomes, véhiculant chacun une vision et une version du sensible, distinctes et parfois même opposées, ne m’autorisaient qu’à des translations  hasardeuses, dictées par la seule urgence de me faire entendre, et vouées à l’erreur. Que les mots dont je disposais, que le langage dont je faisais commerce, s’éloignent indéfiniment des choses, c’était déjà, pour le disciple ingénu de Cratyle que je devenais sans le savoir, une sorte de scandale, et davantage encore, une souffrance du cœur et de l’esprit. Mais s’ajoutait à cela, par une conjuration maligne, le fait que l’espagnol et le français, à travers leur lexique, leur syntaxe, le tissu verbal qu’ils tramaient, accusaient plus cruellement cette distance, privilégiant ici, négligeant là-bas certains registres du réel – couleurs, sonorités, saveurs – pour ne retenir que ce qui confortait leur idiosyncrasie ombrageuse à laquelle il ne m’appartenait pas de me dérober. Non, je n’étais pas le même, dès lors que je m’exprimais en français et en espagnol, et il me fallait vivre avec ce dédoublement de la conscience, des mots, des gestes de chaque jour, sans parvenir jamais à les réduire. Face à la présence irréfutable, magnifique, d’un arbre, d’un peu de ciel, ou simplement d’un bol de porcelaine blanche, je ne trouve, aussi loin que je remonte dans ma mémoire, qu’une immense lassitude à rassembler des signes, choisis en toute hâte, et qui se combattaient. J’étais sur mes gardes, je redoutais à chaque instant que le langage, ainsi divisé, ne me trahisse, qu’il n’offusque plus que tout l’épiphanie permanente du monde qu’il avait pour mission de dire dans son mouvoir et dans sa vérité. Je n’ai pas connu cette "hospitalité langagière" que Paul Ricoeur évoque avec émotion à propos du traducteur idéal, "où le plaisir d’habiter la langue de l’autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole de l’étranger". Pour ma part, où que je fusse parvenu à me situer, au cœur de la langue proprement maternelle ou de celle que je devais à mon père, je demeurais à mes yeux, comme fatalement, l’intrus, le visiteur importun, l’apatride. Être bilingue, ou tendre vers cet état hybride que j’estime intenable, c’est confronter en soi deux horizons, traverser deux espaces mentaux qui ne se confondent que par l’adéquation illusoire des concepts – cette chimère, tenace en nous, d’une grammaire universelle. » 
(Extrait de l'Entretien avec Claude Esteban, par Laure Helms et Benoît Conort, paru dans le numéro 71 de la revue Le Nouveau recueil, en juin 2004, aux éditions Champ vallon. Source: http://www.maulpoix.net/esteban.html)

mardi 27 juillet 2010

Voix (1)

Ghérasim Luca (1913-1994)


Passionnément (In Le chant de la carpe 1986, Librairie José Corti, Paris. Première édition : 1973, Le Soleil Noir)

Quart d’heure de culture métaphysique (In Le chant de la carpe 1986, Librairie José Corti, Paris. Première édition : 1973, Le Soleil Noir)

Son corps léger (La Fin Du Monde, 1969, In Paralipomènes, Paris)

lundi 26 juillet 2010

Autoportrait (2)

« Je suis redevenu à nouveau bilingue, et depuis je n'ai pas cessé de l'être. »
Jorge Semprún (2010)


« Je pourrais très bien dire que je suis français et aussi espagnol. Si l'on me pose une question sur l'identité nationale, je répondrais que je n'ai pas d'identité fixe et que c'est très flou pour moi. En arrivant en France en 1939, à la fin de la guerre civile, avec ma famille, je connaissais à peine le français. Des aînés m'ont orienté dans mes lectures et j'ai découvert la beauté du français à seize ans avec André Gide, André Malraux, Louis Guilloux, Jean Giraudoux, des écrivains très différents.

J'ai cru à un moment donné que je retrouvais une nouvelle patrie et que je pouvais dire, en reprenant la formule d'un Thomas Mann : " Ma patrie, c'est la langue française." Finalement, cela n'a pas été aussi simple que ça. Curieusement, lorsque j'ai été déporté à Buchenwald, j'ai retrouvé ma langue maternelle que j'avais un peu perdue de vue puisque j'étais devenu un jeune hypokhâgneux. Il y avait là-bas une petite communauté d'Espagnols républicains qui avaient été arrêtés dans la Résistance française. Plus tard, comme ils n'étaient pas français, ils ont été considérés comme prisonniers politiques et envoyés en Autriche dans un camp très dur. Entre eux, ils parlaient espagnol et catalan. Comme il fallait trouver des distractions et que je connaissais par coeur des dizaines de poèmes espagnols, j'ai aidé à organiser des soirées de récitation et de tableaux dramatiques plus ou moins inspirés de telle ou telle scène du poète Lorca. J'ai alors repris goût à cette langue et à sa pratique même.

Je suis redevenu à nouveau bilingue, et depuis je n'ai pas cessé de l'être. Quand on me demandait mon identité, j'utilisais cette formule qui résume bien la situation : je ne suis ni espagnol, ni français, ni écrivain, je suis un ancien déporté de Buchenwald. » (Extrait de l'entretien « Jorge Semprún et l'écriture de l'Histoire », par Marc Riglet, L'EXPRESS, le 14/05/2010)


A l'orée des citations (4)

« Impossible pour l'écrivain de se situer tout à fait dans sa ou ses langues, de faire corps avec sa langue natale ou maternelle, d'habiter complètement son nom propre ou sa propre identité, impossible de coïncider avec soi-même ou avec un quelconque fantasme d'unité du sujet, impossible peut-être même d'occuper une place de sujet autrement que dans l'écriture. » (Régine Robin, Le Deuil de l'origine. Une langue en trop, la langue en moins, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 1994, p. 9)

lundi 19 juillet 2010

Autoportrait (1)

"Je suis né pour la littérature..." Eugène Ionesco (1970)

Écrire en français (1)

"N'est-ce pas cette distanciation même qui constitue la littérature ? Notre écriture ne vient-elle pas de ce désir de rendre étranges et étrangers le familier et le familial, plutôt que du fait de vivre, banalement, à l'étranger? [...] Écrire en français, c'était donc un double éloignement : d'abord écrire, ensuite en français (ou plutôt l'inverse : d'abord en français, ensuite écrire). En d'autres termes, j'avais besoin de rendre mes pensées deux fois étranges, pour être sûre de ne pas retomber dans l'immédiateté, dans l'expérience brute sur laquelle je n'avais aucune prise." (Leïla Sebbar et Nancy Huston, Lettres parisiennes - Autopsie de l'exil, Paris, B. Barrault, 1986, p. 196-197)

Venues à l'écriture (1)

"Ce n'est qu'à partir du moment où plus rien n'allait de soi - ni le vocabulaire, ni la syntaxe, ni surtout le style -, à partir du moment où était aboli le faux naturel de la langue maternelle, que j'ai trouvé des choses à dire. Ma 'venue à l'écriture' est intrinsèquement liée à la langue française. Non pas que je la trouve plus belle ni plus expressive que la langue anglaise, mais étrangère, elle est suffisamment étrange pour stimuler ma curiosité". (Leïla Sebbar et Nancy Huston, Lettres parisiennes - Autopsie de l'exil, Paris, B. Barrault, 1986, p. 16)

lundi 5 juillet 2010

À l'orée des citations (3)

« Ne pas oublier les oiseaux. Le rossignol ne chantera ni cou-cou ni cra-cra, le corbeau n'émettra pas de trilles. Jamais. Qu'ils sortent de l'oeuf ici ou là, le langage des oiseaux est, comme le plumage, attaché à l'espèce. [...] Pour l'homme, il existe une langue maternelle, son premier mode d'expression ; ensuite, il peut l'oublier, en apprendre une ou plusieurs autres sans oublier la première. L'homme est capable de s'exprimer dans les cou-cou, cra-cra et autres trilles humains. » (Elsa Triolet, La Mise en mots, 1969)

lundi 28 juin 2010

À l'orée des citations (2)

« Vivre continuellement au point d'impact de deux langues fait de l'esprit une sorte de camaïeu. Aller passer quelque temps dans une de ces villes dorées où les gens vivent, parlent et meurent sans se douter du bonheur qui est le leur de vivre, parler et mourir dans une langue puissante et unique, je le savais maintenant: c'était nécessaire. Sinon, on risquait d'oublier que, quelle que soit la langue, il y a des mots qu'on cherche toute sa vie. » (Monique LaRue, Copies conformes, Montréal, Éditions Lacombe, 1989)

samedi 26 juin 2010

À l'orée des citations (1)

« ’Si l’on pouvait enseigner la géographie au pigeon voyageur, du coup son vol inconscient, qui va droit au but, serait chose impossible’ (Carl Gustav Carus). L’écrivain qui change de langue se trouve dans la situation de ce pigeon savant et désemparé. » (Cioran, Ecartèlement, 1979)

Habiter une langue

« On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre. » Cette citation, qui fait partie du dernier livre écrit par Cioran, Aveux et anathèmes, est devenue en quelque sorte un cliché, une image récurrente lors des colloques ou des discussions portant sur le bilinguisme. 

Habiter une langue – quelles seraient les valences d'une telle formule ? Que signifie habiter une langue ? Qu'est-ce tout d'abord habiter ? « Habiter, voilà une valeur assez déroutante et équivoque : on n'habite jamais ce qu'on est habitué à appeler habiter. Il n'y a pas d'habitat possible sans la différence de cet exil et de cette nostalgie. Certes. C'est trop connu. Mais il ne s'ensuit pas que tous les exils soient équivalents. À partir, oui, à partir de cette rive ou de cette dérivation commune, tous les expatriements restent singuliers.» (Derrida, Le Monolinguisme de l'autre – ou la prothèse d'origine, 1996)

Exil, nostalgie, expatriements, autant de mots derrière lesquels se cachent des expériences individuelles ou collectives, des ruptures existentielles, des petits drames, voire des tragédies, et seule la langue ou seules les langues offre(nt) parfois les lettres de réconfort.

Que se passe-t-il dans le cas de l’expérience du bilinguisme littéraire ? Prenons en considération les propos de Gilles Deleuze : « Nous devons être bilingue même en une seule langue, nous devons avoir une langue mineure à l’intérieur de notre langue, nous devons faire de notre propre langue un usage mineur. Le multilinguisme n’est pas seulement la possession de plusieurs systèmes dont chacun serait homogène en lui-même; c’est d’abord la ligne de fuite ou de variation qui affecte chaque système en l’empêchant d’être homogène. Non pas parler comme un Irlandais ou comme un Roumain dans une autre langue que la sienne, mais, au contraire, parler dans sa langue à soi comme un étranger. » (Gilles Deleuze, in Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, 1977)

Qu'apporte de nouveau la connaissance d'une autre langue au niveau de l'écriture? Comment le rapport entre l'écrivain et les langues qu'il pratique, manie, subit quelque fois, peut-il varier lors de ce contact avec plusieurs espaces culturels ?

La confrontation à l'écriture dans une langue étrangère, la hantise de la langue maternelle ou de la langue « autre » ou de l'autre, la problématique de la traduction et de l’auto-traduction, les enjeux de l'exil langagier, la question de l'entre-deux, en voilà autant d'aspects qui pourront nourrir la réflexion et le débat.

Et les continents à explorer s'avèrent extrêmement vastes et portent des noms comme : Benjamin Fondane, Ilarie Voronca, Tristan Tzara, Mircea Eliade, Cioran, Eugène Ionesco, Gherasim Luca, Panait Istrati, Théodore Cazaban, Dumitru Tsepeneag, Matei Vişniec, Alexandros Papadiamantis, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov, Assia Djebar, Tahar Ben Jelloun, Boualem Sansal, Anne Weber, Herta Müller, Hubert Aquin, Gaston Miron, Dai Sijie, Sergio Kokis, Gail Scott... Il y en a beaucoup d'autres qui attendent d'être découverts, habités...

Tâchons de découvrir les yeux ouverts les chemins sinueux et imprévisibles de ces traversées poétiques des langues et des écritures !